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La suisse allemande n’existe pas
« Je suis suisse allemand (respectivement suisse allemande) ». La phrase est correcte, mais je ne l’ai jamais prononcée, vous non plus, sans doute. « Je suis romand (ou romande) » sonne bien plus naturel ; peut-être aussi parce que les Romands disposent d’une désignation propre, aussi bien en allemand (welsch) qu’en français (romand), qui ne se contente pas de combiner le qualificatif « suisse » avec la langue d’expression de la personne concernée. Mais, interrogés sur leur origine, les Romands préciseront aussi le canton à l’intérieur de leur pays et affirmeront leur appartenance à la Suisse lorsqu’ils sont à l’étranger. C’est d’autant plus le cas pour les Suisses allemands.
Lorsqu’il est question d’identité, les Suisses ont tendance à souligner plutôt leur appartenance à un canton que leur allégeance à une région linguistique, ce qui est une bonne chose pour la cohésion nationale. La Suisse risquerait sinon d’être entraînée sur la même pente que la Belgique. Suite à la votation sur l’EEE en 1992, ce risque existait vraiment, d’autant plus que le soin porté à l’identité était considéré comme un mot d’ordre au sein de la Suisse romande europhile de l’époque. Fondé un an auparavant (et qui a par la suite fusionné avec Le temps), le Nouveau quotidien défendait l’entrée de la Suisse dans l’union Européenne. S’y ajouta la tentative de construire une « Suisse latine », qui n’avait toutefois pas de chance d’aboutir, ne serait-ce qu’en raison de la position plutôt « suisse allemande » des tessinois à l’égard de l’uE. De toute façon, de solides majorités en faveur des relations bilatérales avec Bruxelles se sont formées depuis dans tout le pays. Les écarts sont susceptibles de se creuser nouveau, si cette voie se révèle être définitivement sans issue.
La sensibilité des anciens sujets
Même si la Suisse est loin d’être confrontée à la situation dans laquelle se trouve la Belgique, le fait qu’aussi bien en Suisse romande qu’au tessin nous ayons – en tant que Suisse allemands – depuis longtemps le privilège de faire l’objet de désignations péjoratives, telles que « totos » et « Zücchin », devrait nous donner à penser. J’ignore s’il en va de même dans les régions romanches et italophones des Grisons. inversement, je n’ai connaissance d’aucun surnom dépréciatif donné aux Confédérés latins. Les Bernois ne visent pas une communauté linguistique en faisant des blagues sur les Fribourgeois et les taquineries entre cantons ne franchissent guère le Röstigraben. En qualifiant les Romands de « Grecs de la Suisse » en février dernier, l’hebdomadaire Die Weltwoche a volontairement joué un rôle provocateur dans le contexte linguistique et politique.
Même si elle se manifeste de façon moins violente, l’attitude hautaine de certains Suisses allemands leur a sans doute valu les surnoms moqueurs et dépréciatifs précités. Les majorités ont de toute façon tendance à développer une mentalité de maître. De plus dans notre pays, les Suisses allemands se sont d’abord présentés en conquérants dans de vastes parties de la Suisse romande et du tessin. il y a évidemment aussi eu des régions assujetties en Suisse alémanique. Les rapports de force au cours de l’histoire relativisent d’ailleurs la théorie, selon laquelle nous expliquons volontiers la Suisse aux étrangers : à savoir que notre pays réunit les régions qui ne souhaitaient pas faire partie des grandes nations voisines où l’on parle la même langue.
C’est le ton qui fait la musique
Un séjour à l’étranger permet d’affiner le regard – ou l’oreille – du voyageur sur les caractéristiques de sa terre natale : les Suisses se reconnaissent souvent à l’intonation, qu’ils s’expriment dans leur propre langue ou dans celle du pays d’accueil. Avec un peu d’exercice, on arrive aussi à distinguer les accents des divers idiomes suisses. Grand nombre de Romands ont une intonation suisse plus prononcée qu’ils ne veulent bien l’avouer. une constatation similaire vaut aussi pour les Flamands lorsqu’ils s’expriment en français. Mais tous ces phénomènes ne signifient rien en soi.
L’amour de la patrie qui transcende les régions linguistiques, se manifeste
probablement plus aisément à l’étranger et dément la phrase clé, affichée dans
le pavillon suisse à l’Exposition universelle de 1992 à Séville : « La Suisse
n’existe pas. » Si on voulait exprimer la pluralité de la Suisse, il ne fallait
pas la définir en premier lieu sur la base de critères linguistiques. Le soin de
l’identité régionale fortifie sans doute les minorités linguistiques. Pour la
majorité germanophone, l’adage « La Suisse alémanique n’existe pas » serait un
mot d’ordre politique, s’il ne s’agissait pas déjà d’une constatation de faits
largement attestée.